Pourquoi « se tourner vers la lumière » ? Et de quelle lumière s’agit-il ? Ces questions supposent la reconnaissance d’une obscurité dans laquelle nous serions plongés. Il nous suffit d’observer le continuum de notre vie pour distinguer, çà et là, des épreuves et des ténèbres d’une profondeur parfois indicible. Et parce qu’il convient d’« aller de l’avant », nous jouons souvent à être heureux. Dans cet élan, nous reconnaissons la joie quand elle se présente, accueillons la beauté d’une fleur, célébrons l’amitié. Nous vivons ainsi dans un clair-obscur.
À ce jeu de bascule s’ajoutent les menaces inédites chaque jour plus perceptibles. Aux incertitudes grandissantes, l’Occident ne semble plus offrir comme contre-feu que le divertissement, la marchandisation intégrale du monde et l’idéal post-humaniste. Avec la perte des valeurs héritées de la Grèce antique, du christianisme primitif et de la Renaissance, certains n’hésitent pas à parler de déclin de notre civilisation.
Jamais le mythe de la caverne de Platon n’aura été aussi actuel. Dans ce mythe, des prisonniers, enchaînés depuis leur naissance au fond d’une caverne, ne voient que les ombres projetées sur la paroi rocheuse par des objets situés derrière eux et éclairés par un feu. Ces ombres constituent leur seule réalité. Un jour, un prisonnier est libéré. Après une douloureuse acclimatation à la lumière, il découvre le monde extérieur et le soleil, symboles de la vérité et de la connaissance. Il revient ensuite vers ses compagnons d’infortune pour les « éclairer ». Aucun n’accepte ce témoignage, préférant l’illusion des ombres.
La sagesse est sans doute cette lumière qui transforme une vie et abolit les résistances au changement. Les philosophes des Lumières ont rêvé justement de pouvoir transformer le plomb de l’ignorance en or de la connaissance. À leur manière, les géants du numérique et les milliardaires de l’IA poursuivent aujourd’hui cette utopie, celle d’un monde meilleur. Mais à la raison se substitue la démesure ; à la connaissance, les savoirs fragmentés et instantanément partagés.
Georges Lançon dresse une analyse pertinente de cette aspiration, de ses conséquences et de nos difficultés à échapper à la déliaison avec la nature et le sacré. L’« effondrement du monde » – pour reprendre une expression du sous-titre – coïncide avec le sentiment d’être égaré, livré à soi-même, dans un état de grande vulnérabilité et de porosité intérieure inégalée.
Si l’auteur accueille les « lumières » de la philosophie indienne traditionnelle, celles du bouddhisme essentiellement, ce n’est pas pour tourner le dos à l’Occident, mais bien pour faire appel à des méthodes éprouvées permettant d’assembler un puzzle dont nous aurions oublié le modèle. Ainsi, la critique des excès de la rationalité, l’exploration des contradictions de la société moderne et le constat relatif à la fin des grandes transcendances mettent en relief notre besoin d’une quête de sens. C’est pourquoi orienter notre regard vers l’immémoriale pensée indienne peut être un pas de côté salutaire pour celles et ceux qui se confrontent à la question décisive, celle du « Qui suis-je ? ». Cette question demeure centrale dans la métaphysique indienne, car l’ombre première est bien celle de l’ignorance de soi-même.
Cette ignorance s’ignore elle-même. Elle est une puissance d’aveuglement qui se cristallise dans les conventions linguistiques, les pratiques sociales et morales, au point de nous enfermer dans un rêve collectif unanimement partagé. Ce rêve masque l’absence de la connaissance authentique par une pseudo-connaissance très élaborée, efficace et complexe, dont l’une des formes coïncide aujourd’hui avec la pensée purement technique et scientifique.
Cette méconnaissance de soi naturelle se renforce au gré de notre façon de penser et de concevoir le réel. Elle poursuit l’œuvre mystérieuse qui consiste à nous éparpiller dans le monde des formes et des représentations mentales, renforçant les limites de la conscience de soi, l’attachement à soi-même et le jeu des désirs. Autrement dit, l’ombre première jette son dévolu sur tous nos actes, au point de nous réduire à une cohorte d’aveugles guidés par d’autres aveugles, comme dans le tableau éponyme de Brueghel l’Ancien.
Cependant, cette ignorance conserve un obscur souvenir de la nature authentique du réel. Elle relève donc de l’oubli. Pour reprendre le mythe de la caverne de Platon, nous sommes en effet enchaînés, mais nos chaînes ne comportent pas de verrous. Étrangement, nous ne pensons pas à vérifier une telle situation, convaincus de l’impossibilité de notre liberté. Incapable de s’éclairer elle-même, notre conscience nous maintient enchaînés dans un état de servitude. Or, à tout moment, nous dit la pensée indienne, nous pouvons nous libérer de cette vue mentale erronée pour laisser s’épancher la béatitude incréée de l’état naturel.
Fort de cette compréhension, de sa longue et profonde amitié pour le bouddhisme tibétain, de sa grande expérience de méditant et d’instructeur certifié du programme MBSR, Georges Lançon expose avec clarté les principaux enseignements du Bouddha. Son ouvrage prend ainsi la forme d’un guide pour naviguer avec sérénité sur les eaux souvent tumultueuses de la vie. C’est aussi un manuel de transformation de soi, car il met en avant notre sens de la responsabilité et notre capacité à construire une vie personnelle plus accomplie, pour le bien du plus grand nombre.