Le 14-08-2020
Le cerveau fait les beaux jours des neurosciences. Grâce aux progrès des systèmes d’intelligence artificielle, de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) et des techniques de neurostimulation, l’idéal scientiste reprend de la vigueur pour animer une recherche arcboutée sur la conviction que tout peut être examiné et expliqué de manière objective. Depuis la création du Mind and Life Institute en 1990 (1), un pan entier de la recherche se consacre désormais à la compréhension scientifique de la conscience et aux effets positifs de la méditation dans la prévention des troubles mentaux.
La nécessité de développer une culture numérique
Ces recherches trouvent leur racine en Inde. Dès 1924, au nord de Bombay, l’Institut Kaivalyadhama lance des programmes scientifiques visant à prouver le bien-fondé des pratiques yogiques. L’institut développe en quelques décennies un vaste champ de compétences dans le domaine de la thérapie yogique. Au début des années 60, en Californie, on assiste à la fondation de l’institut Esalen à Big Sur et du Zen Center à San Francisco sous l’impulsion de Shunryu Suzuki Roshi. Puis, en 1974, Chögyam Trungpa établit l’université Naropa à Boulder. Avec l’arrivée de nombreux maîtres tibétains, des scientifiques commencent à étudier les états de conscience méditatifs. En 1979, le Dr Jon Kabat-Zinn développe le protocole de réduction du stress basée sur la pleine conscience (MBSR).
Lorsque le neurobiologiste chilien Francisco Varela (1946-2001) fonde avec le Dalaï-Lama le Mind and Life Institute, ils assignent à cette institution la mission d’œuvrer à réduire la souffrance et à promouvoir le bien-être. Selon Varela, l’examen des techniques méditatives contribue à faire progresser les modèles scientifiques de la conscience et de la cognition. Naissent ainsi les neurosciences contemplatives. Les universités américaines emboîtent le pas. L’université Wisconsin-Madison développe l’Affective Neuroscience Laboratory et le Center for Healthyminds avec à sa tête le Dr David Richardson, ami du Dalaï-Lama. Les chercheurs mettent à jour les bienfaits de la méditation sur le renforcement du système immunitaire, la régulation des émotions liées au stress, la réduction des maladies inflammatoires chroniques et les effets positifs sur les pathologies associées au vieillissement cérébral dont la maladie d'Alzheimer.
Les universités européennes suivent la tendance en ouvrant des départements de neurosciences (King’s College à Londres) ou de neurosciences sociales (Institut Max Planck à Leipzig, en Allemagne). On se met à parler de neuropsychanalyse, de neuroéconomie, de neurosociologie, de neuroanthropologie et de neuropédagogie. Dès 2007, les neurosciences contemplatives deviennent un champ d’expérimentation très important. Le bouddhisme tibétain prend activement part à ce développement (2). Les recherches mettent en avant la plasticité du cerveau, sa capacité à changer positivement au gré de l’entraînement à la méditation. Ce constat constitue une source d’encouragement quand nous sommes enlisés dans des schémas mentaux douloureux, car il révèle notre capacité à nous transformer favorablement. La reconnaissance des bénéfices est telle que l’universités de New York propose un programme (le Mindful NYU) visant à promouvoir la vie contemplative, la sagesse, la compassion et le bien-être dans la vie universitaire. Dans la foulée, un cursus consacré à l’éducation intérieure se met en place. Ce Inner MBA se veut une contribution à la transformation positive de l’économie. Parmi les intervenants, on compte Jack Kornfield, le célèbre enseignant de la tradition Theravada (3).
Relation avec l'IA et l'émulation du cerveau
Il est important de rappeler que le développement des recherches en neurosciences doit beaucoup au progrès de l’intelligence artificielle. Durant les deux dernières décennies du XXe siècle, l’IA connaît son deuxième âge d’or : celui des avancées majeures des systèmes experts et de la simulation du raisonnement humain. Dès 2010, au moment où les neurosciences contemplatives deviennent un champ d’investigation important, l’IA entre dans son troisième âge d’or, celui de l’apprentissage automatique (Machine Learning). Désormais, les algorithmes employés ne sont pas explicitement programmés. Les modèles d’analyse algorithmique acquièrent une réelle autonomie, car ils apprennent de leur expérience et améliorent au fil du temps leurs performances sur des tâches précises. Fort de leurs capacités à discriminer et à classer, ils peuvent faire des suggestions, des prédictions et favoriser ainsi la prise de décision. Leur rôle dans l’imagerie médicale est déterminant.
Un jour, l’imagerie relèvera peut-être un embrasement très étendu de l’activité cérébrale. Mais elle ne nous dira rien de la paix naturelle propre à une conscience atemporelle, porteuse des qualités de plénitude et de béatitude. |
Ces avancées mettent elles aussi en avant la plasticité des systèmes d’intelligence artificielle. Cette découverte coïncide aussi avec la thèse que développe Francisco Varela quant au lien entre les facultés cognitives et l’historique de ce qui est vécu, « de la même manière qu’un sentier inexistant apparaît en marchant » (4). Cette approche, Varela la nomme "enaction". Elle est d’un intérêt majeur pour le méditant. Selon le neurobiologiste, notre expérience du monde n’est pas réductible à une représentation ou à une interprétation de ce que nous percevons. Elle n’est pas non plus le résultat d’une coïncidence entre des stimuli externes et des représentations mentales préexistantes. L’enaction propose de dépasser le dilemme de l’antériorité ou de la postériorité de l’œuf ou de la poule, du monde ou du sujet qui le perçoit. L’enaction se libère de ce dualisme en envisageant la cognition comme un processus continu où le sujet et le monde sont corrélatifs. Autrement dit, connaître revient à faire émerger la signification au gré de l’expérience. Cette vision éclaire l’importance de l’esprit de débutant dans la pratique méditative, ce que Shunryu Suzuki Roshi a appelé un esprit continuellement neuf (5).
Certes, les systèmes d’intelligence artificielle ne méditent pas, mais les plus performants imitent au plus près nos fonctions cérébrales. D’où l’importance des projets pour émuler le cerveau : le Blue Brain Project, une initiative suisse ; le Human Brain Project (HBP), un projet européen ; The Brain Initiative, une proposition américaine. Chacun déploie son nouveau rêve de conquête en élevant la science à sa fonction suprême et prophétique : découvrir la nature de l’intelligence humaine pour tenter de percer le mystère de l’existence. Sans doute ces projets joueront-ils un rôle déterminant dans l’avènement d’une machine intelligente de niveau humain. La démarche scientifique en jeu suppose de croire en la possibilité de voir apparaître la conscience en la considérant comme une propriété émergente d’agencements informatiques complexes. L’enjeu est de taille, car un tel événement confirmerait les thèses matérialistes et évolutionnistes selon lesquelles la conscience est le produit de l’encéphale.
Au-delà du cerveau et du grand dessein
Le grand dessein, c’est « la parfaite intégration de l’homme dans le système technicien » (6). Or nous ne devenons pas plus humains grâce aux techniques. Nous ne méditons pas mieux grâce aux neurosciences. D’une part, « mieux méditer » n’a aucun sens sauf à consentir à l’idéologie du tout mesurable et du tout quantifiable. D’autre part, céder aux sirènes des technologies de la guidance généralisée et de l’augmentation, c’est courir le risque de perdre le ressenti naturel au cœur de la pratique. L’imagerie cérébrale vient simplement confirmer la pertinence d’expériences que des siècles de pratique contemplative ont depuis longtemps mises à jour.
Les enseignements soulignent une évidence et posent une énigme jusqu’à maintenant irrésolue. L’évidence : nous ne sommes pas réductibles au corps, car nous possédons un esprit doté d’une nature distincte de la matière dense, de la même manière que l’espace se différencie de la pesanteur de la terre. Cet esprit aspire au bonheur et ne veut pas souffrir. L’énigme : nous ne savons rien du code de la conscience au sens où la nature ultime de l’esprit demeure insaisissable et indicible. L’influence grandissante des sciences n’y changera certainement rien. Un jour, l’imagerie relèvera peut-être un embrasement très étendu de l’activité cérébrale. Mais elle ne nous dira rien de la paix naturelle propre à une conscience atemporelle, porteuse des qualités de plénitude et de béatitude. D’ailleurs, les maîtres nous rappellent que le méditant entre en amitié avec lui-même, se familiarise avec l’esprit naturel, relève les signes de sa présence pour reconnaître l’état fondamental omniprésent. Au-delà des éventuels « ajustements techniques », la démarche possède une saveur profondément poétique. ◼️
Notes
(2) France Inter, 9 janvier 2017 : www.franceinter.fr/emissions/la-tete-au-carre/la-tete-au-carre-09-janvier-2017
(3) https://innermba.soundstrue.com/home-b/
(4) Invitation aux sciences cognitives de Francisco Varela (Seuil, Points/Sciences, 1988, p. 112).
(5) Voir Esprit zen, esprit neuf de Shunryu Suzuki (Seuil, Points/Sagesses, 1977).
(6) Position du grand penseur du progrès technique. Le bluff technologique (1988) de Jacques Ellul (Pluriel, 2010, p. 719).