Le 31-07-2020
De la banque à l’armée, de l’éducation aux nanosatellites, en passant par les objets connectés, les systèmes d’intelligence artificielle sont omniprésents. Engagé depuis longtemps dans la fatalité technicienne, le Japon voit « naître », dans le courant 2019, une réplique androïde d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion universelle (1). Fruit d’une collaboration avec le département de robotique intelligente de l’université d’Osaka, ce robot humanoïde au cœur du temple zen rinzaï Kodai-ji de Kyoto révèle la puissance d’un empire dont l’expansion s’est produite à une vitesse exponentielle. Les enjeux économiques et géostratégiques sont désormais considérables.
La nécessité de développer une culture numérique
Un entretien récent publié dans ces colonnes et consacré au programme d’étude « Emory Tibet Science Initiative », ou « Science for Monks », laisse entrevoir le poids qu’exerce encore le scientisme. En effet, nous ne pouvons pas nier le penchant de la population à accorder, par habitude, une valeur absolue à l’objectivité des sciences. Après la Première Guerre mondiale et jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, il était malvenu de questionner la science, car elle promettait le bonheur de l’humanité via une organisation toujours plus rationnelle des sociétés humaines. Ses conquêtes suscitaient alors l’émerveillement. Cette vision se perpétue quand bien même la dévastation du monde vivant est en partie la conséquence de la civilisation technicienne. Malgré l’instauration d’une guidance généralisée via l’IA et l’intensification des politiques de surveillance, en particulier en Chine, les géants du numérique continuent d’affirmer qu’ils œuvrent pour un monde meilleur. Et pourtant, l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale nous aura montré qu’il n’existe pas de sciences neutres ou de progrès purs. Ainsi serait-il naïf de penser que les tentatives pour simuler le cerveau ou que les recherches sur les modifications cérébrales au cours de la pratique méditative soient réservées à la seule quête d’une vérité scientifique relative au comportement de l’encéphale.
C’est pourquoi, dans un monde que les sciences et les techniques ont rendu de plus en plus complexe, nous pouvons essayer d’acquérir une « culture » numérique. Je ne parle pas de cette « culture » vantée par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) pour favoriser l’adaptation de la main d’œuvre aux conséquences de la quatrième révolution industrielle. Je pense plutôt à l’obtention de quelques savoirs utiles pour réfléchir aux choix des experts et comprendre comment un temple bouddhiste en est venu à recourir au service d’un androïde équipé d’un système d’intelligence artificielle. Il en va du maintien de notre lucidité et de notre capacité à contrecarrer les diverses formes d’aliénation liées aux usages passifs d’outils digitaux toujours plus puissants.
Avalokiteshvara en robot numérique
Expression de la compassion inhérente à la nature de bouddha, Avalokiteshvara est célèbre dans toute l’Asie. Depuis le XIVe siècle, les Dalaï-Lamas sont considérés comme ses émanations. Littéralement, Avalokiteshvara, ou Tchènrézy en tibétain, signifie « le Seigneur qui regarde d’en haut », celui qui contemple le monde avec bonté et mansuétude. Fin février 2019, les prêtres du temple zen rinzaï Kodai-ji de Kyoto ont présenté son émanation prenant la forme du robot humanoïde, Mindar. Placé sur un socle, il est réduit à un tronc en aluminium, à deux bras animés et à une tête pelliculée de silicone. Dépourvu de boîte crânienne, on distingue de dos et de profil l’enchevêtrement des dispositifs électroniques. Doté d’un programme évolutif, il récite en japonais le Sutra du cœur, le plus populaire des Prajnaparamitasutras, un texte du Grand Véhicule qui expose l’inséparabilité de la connaissance transcendante (prajnaparamita) et de l’amour-compassion. En arrière-plan, sur des écrans géants, les stances s’affichent en chinois et en anglais, avec des effets psychédéliques. La machine prend place au sein d’un temple âgé de 400 ans, riche d’une architecture harmonieuse et de jardins remarquables. Réputé pour ces érables centenaires, qui font l’admiration des visiteurs lors des illuminations nocturnes d’automne, le temple rinzaï Kodai-ji est désormais le siège d’une nouvelle forme d’enseignement par l’image.
Réaction face au déclin
Dans un Japon friand de robots de compagnie et où le shintoïsme ne rechigne pas à considérer les artéfacts technologiques comme des êtres vivants, l’arrivée de Mindar a choqué ceux qui refusent de soumettre la tradition à l’innovation technologique et à l’idéologie scientifique. Le moine Tensho Goto à l’origine de l’initiative se réjouit quant à lui de la pérennité d’un tel système parce qu’il supplée à la mortalité des moines. Il conviendrait de se réjouir du pouvoir du numérique et des systèmes d’intelligence artificielle capables de freiner les méfaits de l’entropie et de pallier les conséquences de l’impermanence. En pliant la transmission au goût d’une population friande d’un contact direct avec l’univers scientifique de pointe, Tensho Goto espère attirer une jeunesse de plus en plus indifférente à l’égard des traditions ancestrales.
Malgré l’instauration d’une guidance généralisée via l’IA et l’intensification des politiques de surveillance, en particulier en Chine, les géants du numérique continuent d’affirmer qu’ils œuvrent pour un monde meilleur. Et pourtant, l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale nous aura montré qu’il n’existe pas de sciences neutres ou de progrès purs. |
Passé quasiment inaperçu dans les médias européens, l’événement a été commenté dans les pays anglo-saxons, parfois avec amusement, sans faire l’objet d’une analyse sur l’extension de l’empire numérique. C’est bien pourtant ce qui est déroutant dans cette « disneylandisation » du bouddhisme. Nous savons que des systèmes d’IA comme Amelia, avatar hyperréaliste d’une jeune femme blonde aux yeux bleus, sont des employés digitaux capables, en à peine 30 secondes, de connaître et de mémoriser le contenu d’un manuel technique de 300 pages, de parler 30 langues et de traiter des milliers d’appels simultanément. Difficile pour un Européen de transposer de telles prouesses dans le domaine spirituel. L’artiste japonais Takashi Murakami, créateur contemporain majeur, avait pourtant ouvert la voie en 2016 lors d’une exposition au Grand Palais à Paris, exposition consacrée aux relations entre les artistes et les robots. Il s’était représenté sous la forme d’un « méritant » (arhat), un disciple du Bouddha demeurant sa vie durant en la paix du nirvana. La sculpture en silicone correspondait à un androïde sonore de taille humaine, récitant le Sutra du Cœur à l’infini comme peut le faire aujourd’hui Mindar dans le temple rinzaï Kodai-ji.
Sacralisation ou désacralisation des apparences
Il importe de rappeler que les premières représentations anthropomorphes du Bouddha naissent entre le Ier et le IIe siècle de notre ère. Avant cette période, on estime qu’il ne peut être représenté sous forme humaine parce qu’il n’appartient pas au monde du devenir. Il existe à mon sens un rapport très lointain entre un automate sophistiqué et une statue de pierre qui incarne souvent l’infinie quiétude de l’expérience d’Éveil.
Le robot humanoïde coïncide avec une société fortement urbanisée, imposant un conditionnement technologique sans précédent et une coupure radicale avec la dimension naturelle du monde vivant.
La statue de pierre possède un caractère opératif pour qui s’ouvre au ressenti. L’émotion esthétique qu’elle provoque tisse une relation étroite avec la profondeur de l’expérience spirituelle.
Le contemplatif voit et ressent à la mesure des lumières que l’œuvre suscite en lui. Voir et ressentir la statuaire dans le silence de la contemplation, c’est retrouver la trace de l’indicible en soi-même.
Qu’un artiste comme Murakami cherche à actualiser l’art traditionnel japonais et à questionner le public sur la nature humaine, on peut aisément le comprendre. En revanche, il est plus délicat d’envisager qu’un robot humanoïde siliconé et dopé à l’intelligence artificielle puisse contribuer à la sacralisation des apparences. Instaurer ainsi une perméabilité entre l’univers numérique et la tradition, au nom de l’inséparabilité des constituants du réel, c’est croire que la science est la seule porteuse d’avenir et qu’elle constitue finalement le recours absolu pour dépoussiérer des transmissions devenues inaudibles à défaut d’être désuètes. ◼️
Notes
(1) Sanskrit, Avalokiteshvara ; tibétain, Tchènrézy ; japonais, Kannon.