Article n°11
Comment croire en l’avenir quand on a trente ans et la conviction de vivre l’effondrement de la planète – réchauffement global, dégradation de la biodiversité, pollution généralisée, le tout aggravé par une crise sanitaire mondiale ?
Une lecture pour vivre des moments heureux
Je viens de terminer la lecture de Noosphère, le dernier livre de Patrice Van Eersel, mon ami et co-auteur du Cercle des Anciens. Son ouvrage est sorti au moment où je commençais à me remettre d’une forme grave du Covid-19 survenue neuf mois plutôt. La maladie m’a longtemps soustrait au bonheur de la lecture. Ici, le mot "bonheur" se justifie pleinement, tant la fluidité de l’écriture et l'intelligence du propos nous conduisent à vivre des moments heureux.
Constat sur la dévastation du monde
Le cœur du sujet, qui justifie d’ailleurs le titre du livre, contraste avec la toile de fond historique. Un fond plus proche d’un premier plan dans les premières pages, tant Patrice donne à entendre le fracas de la Première Guerre mondiale.
En écho à ce désastre, s’avance vers nous Sacha, un personnage emblématique du nihilisme contemporain. Il est le portrait d’une jeunesse dépitée, souffrant d’écoanxiété et de solastalgie, cette douleur mentale née de la dévastation du vivant et de la possible inhabitabilité de la Terre à l’horizon 2050. Nul besoin de rappeler ici les conclusions alarmantes du dernier rapport du GIEC. L’effondrement intérieur et les méfaits du réchauffement climatique résonnent avec le déclin de la civilisation judéo-chrétienne, dont témoignent les œuvres de Michel Houellebecq et de Michel Onfray.
Célébration de la luxuriance
Malgré le désastre annoncé, une luxuriance persiste. Non pas celle des superfluités, mais celle des richesses à portée de regard : splendeurs de la Terre et fécondité de la matière vivante. Non pas celle de l’abondance de biens matériels, mais celle de nos territoires intérieurs. Pour la découvrir, il importe de la reconnaître et de l'éprouver.
"Face aux échéances très rudes qui attendent l’humanité, le seul moyen de ne pas être écrasé sera d’avoir une vie intérieure généreuse et luxuriante. (…) Le but, c’est peut-être le chemin" – p. 389 et 391
Réconciliation de la matière et de l'esprit
Ceci posé, Patrice Van Eersel relate le parcours de deux grandes figures du XXe siècle : Pierre Teilhard de Chardin, jésuite, géologue, paléontologue, philosophe, et Vladimir Ivanovitch Vernadski, minéralogiste et chimiste russe et ukrainien.
Vers l'unité
Selon Pierre Teilhard de Chardin, l’évolution humaine s’accompagne d’un progrès moral du fait de la croissance de l’intelligence et de l’amour. Étonnamment, cet élan optimiste se retrouve dans certains écrits transhumanistes. Dans The Singularity Is Near de Ray Kurzweil, par exemple, on relève cette affirmation : "L’évolution va vers (...) une plus grande intelligence, une plus grande beauté, une plus grande créativité, un plus grand amour" (p. 640).
Chez de Chardin, elle culmine dans l’unité que symbolise la noosphère. Cette "sphère de la pensée humaine" résulte de l’agrégation des idées et des états de conscience. Elle atteindra son apogée ou sa sublimation quand les hommes parviendront à faire se rejoindre leur forme personnelle et leur essence impersonnelle, sans que soit éliminée leur personnalité. Dit autrement : au niveau ultime, tous les êtres participent d’une même essence ; au niveau relatif, ils restent distincts les uns des autres. On mesure l'impact de cette vision dans les débats politiques où se trouvent confrontés souverainisme, globalisation et internationalisme.
Pierre Teilhard de Chardin mentionne aussi le point Oméga, ce moment où l’homme devient un avec l’univers dans l’amour d’un Christ désormais cosmique. Le point Oméga est la cause et le terme de l’évolution. La cause, car tout le processus évolutif tend vers cette expérience indicible de l’unité. Son terme, car ladite expérience signe l’accès à la plénitude de la conscience et à la béatitude. Nous sommes loin de l’utopie post-humaniste selon laquelle la science et la technique s’approprient la question du salut de l’humanité. Plus prosaïquement, P. T. de Chardin et V. I. Vernadski taillent le socle sur lequel reposent l’entente et la collaboration.
Bémol !
Face au désarroi de Sacha et à la brutalité du monde humain, Patrice Van Eersel fait donc le pari de la métamorphose de la conscience.
"Pouvons-nous nous métamorphoser intérieurement ? C’est la question. J’opte pour le oui. Pourquoi ? Si le non était plus fort, il y a longtemps que nous aurions disparu." - p. 389
À supposer que les transformations intérieures se multiplient, nous ne savons pas si leur convergence sera efficace. Palliera-t-elle les désordres mondiaux et offrira-t-elle une autre alternative au solutionnisme technologique ? Il serait délicat d'avancer une réponse positive. Pourquoi ? Parce que la mutation intérieure appartient au temps long. Elle fait appel à la durée et nécessite généralement de se tenir au repos. Le chaos mondial et les velléités du tout technologique relèvent de l’accélération exponentielle que nous subissons au quotidien. La disproportion de ces deux fluidités de temps atténue l’impact de la première sur la seconde. Alors que sévit une compétition économique acharnée, une marchandisation du monde éhontée et une digitalisation de toutes nos activités, c’est à se demander si nos enfants verront un jour advenir une existence propice à l’accomplissement des individus, dont Patrice Van Eersel parle si bien.
Aglaé, nous avons besoin de ton aide et de ta joie
La qualité de Noosphère dépend grandement de l'ampleur de son contenu. Je cite pêle-mêle : histoire de la Grande Guerre, tchernoziom, contre-culture américaine, convergence évolutive, individualisme vs altruisme, collapsologie, survivalisme, thèses progressistes, point de vue de Kropotkine sur l’énergie de vie qui répond plus à la coopération qu’à l’agressivité, vision récente de l'historien Yuval Noah Harari, transhumanisme, etc.
La cohérence de cet ensemble possède le mérite de nous rappeler que la culture participe à l’évolution des consciences. À condition d'estimer que la culture relève du travail sur notre propre esprit. Un travail qui transforme notre perception et enrichit notre expérience.
De son côté, Jean Paul Sartre disait que la culture ne sauve rien ni personne. Elle est un miroir critique qui offre à l’homme sa propre image. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, la métamorphose de la conscience va de pair avec celle du cœur. Ainsi l’épilogue de Noosphère se termine-t-il par le bulletin scolaire qu’Aglaé a rapporté à la maison. Aglaé est la fille de Myriam et de Sacha. On lit à la page 398 :
"Aglaé est une élève autonome. Elle prend des initiatives et se porte toujours volontaire pour aider ses camarades. Continue ainsi, Aglaé, toute ta classe a besoin de ton aide et de ta joie !"
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