Abattoirs et déni de la réalité

 

Article n°5

Peu de gens osent parler des abattoirs car ce qui s'y passe est souvent méconnu. Au vrai, nous ne voulons rien savoir tant est lourd le face à face avec le déni de la réalité. Les événements récents prouvent l'étendue du drame vécu par les animaux de consommation. Ils soulignent aussi l'importance de penser le puissant processus politique, financier et idéologique qui soutient l'alimentation carnée.

 

"On n'obtient de la viande qu'en tuant les animaux (...). Or, de cette mise à mort nous ne voulons rien savoir. Aux anciens sacrifices solennels et publics, puis aux tueries fonctionnant au cœur des villes (...), a aujourd'hui succédé un abattage invisible, exilé, comme clandestin."   Noélie Vialles, Le sang et la chair.

 

 

 

"Personne ne peut plus nier sérieusement et longtemps que les hommes font tout ce qu'ils peuvent pour dissimuler ou pour se dissimuler cette cruauté, pour organiser à l'échelle mondiale l'oubli ou la méconnaissance de cette violence que certains pourraient comparer aux pires génocides." Jacques Derrida, L'Animal que donc je suis.

 

Le sang des bêtes de Georges Franju

Mise à mort des veaux à la VilletteLe sang des bêtes de Georges Franju.

 

Cerise, l'égérie du Salon International de l'Agriculture 2016.

 

Les faits

Le 24 février dernier, l’abattoir certifié bio du Vigan fermait à titre conservatoire et le procureur de la République ouvrait une enquête pour sévices graves. Une vidéo révélait la violence dont sont victimes les animaux : moutons brutalement jetés contre des barrières, subissant dans le couloir de la mort des décharges électriques inopportunes faisant rire des employés, cochons et porcelets mal étourdis et conscients au moment de l’abattage, étourdissement inopérant des vaches avec reprise de conscience lorsqu’elles sont suspendues avant d’être saignées, absence d’une autorité vétérinaire permettant de constater l’ensemble des infractions. Généralement soucieux du bien-être des animaux, des éleveurs bio ont conduit leurs bêtes dans un abattoir où elles ont été maltraitées et frappées avant d'être tuées.

 

Les médias ont largement diffusé cette vidéo (voir en fin d'article). Il suffit parfois d’un document choc pour que de nombreuses personnes prennent subitement conscience des réalités cachées derrière les murs des abattoirs. N'oublions pas que seules les autorités sanitaires et le personnel sont autorisés à accéder dans ces enceintes dont on ne sait quasiment rien. Et pourtant des associations, des auteurs, des journalistes et même l'INRA (l'Institut National de la Recherche Agronomique) ne cessent de produire des rapports accablants sur la maltraitance dans les abattoirs.

 

 

Expérience personnelle

Végétarien depuis 38 ans, j’ai décidé en 2007 de demander l’autorisation d’accéder à un abattoir de Haute-Loire. Je tenais à me rendre compte de cette réalité avec toute l’amplitude que donne la vérité des faits. Connaissant le vétérinaire qui, chaque matin, vient constater l’état de santé des animaux, vérifier promptement la chaîne d’abattage et les processus de mise à mort, j’ai pu obtenir un accès officiel.

 

Les scènes auxquelles j’ai assisté ne m’ont plus jamais quitté : les zones de rétention et d'attente, le labyrinthe qui conduit du secteur "sale" au secteur "propre", les entrelacs de barrières, les regards angoissés des veaux, les meuglements, leur tentative éperdue de fuite, leur crainte indicible, le mouvement des bâtons électriques, le frottement des couteaux affûtés, le glissement des portes qui enferment l'animal dans le piège, le claquement du matador, la perforation des chairs, les décharges de sang, l'éventration, le dépeçage, les odeurs de viscères, d’os et de têtes tronçonnés, les vapeurs des corps écorchés, le fracas métallique, l’ambiance froide des sols et des murs carrelés, les blouses et les bottes maculées de sang.

 

Adolescent, j’ai vu avec effroi Le sang des bêtes (1949) de Georges Franju. Première confrontation avec l’abattage de masse derrière les murs des abattoirs de Vaugirard et de la Villette. La mise à mort des veaux m’avaient paru atroce si tant est qu’il soit possible d’établir des degrés dans l’abjection. Des tueurs sifflotant soulèvent l’arrière-train des veaux pour les faire avancer, les ligotent sans ménagement sur  des tables à lattes avant de les égorger à vif. Des gestes devenus familiers et spontanés sous l'effet de la routine. Absence totale de considération pour l'être singulier, indifférence pour une animalité jugée inférieure, "pauvre en monde" selon l'expression de Heidegger. 

 

 

Ce rationnel qui produit de l'irrationnel

Une vidéo, aussi terrible soit-elle dans son contenu, ne peut rendre l’intensité d’une présence dans un tel lieu. Lorsque l'on est soi-même végétarien, on peut se demander si cette expérience ne pourrait pas entraîner une forme de démence tellement ce que l’on vit relève d’une barbarie sans nom. J’ai  pensé alors à Nietzsche dont la folie aurait débuté à la vue d’un cocher rouant de coups son cheval en plein cœur de Turin.

 

L’association L214 a révélé de sombres informations sur l’abattoir du Vigan et précédemment sur celui d’Alès. Ces informations ne m’ont pas surpris. La veille de ma visite dans cet abattoir de Haute-Loire, le vétérinaire m’apprit qu’il avait déposé une plainte à l’encontre de trois salariés pour comportements sadiques. Il faut imaginer ce que peut-être ce travail qui démarre dans les cris des animaux et au milieu de leur détresse. Pour accomplir quotidiennement de tels gestes, ne faut-il pas occulter une partie de sa propre humanité au profit d’une mécanique froide et incoercible ?

 

 

L’arrière-plan politique, financier et idéologique

En 2050, 9 milliards d'êtres humains de plus en plus carnivores peupleront la planète. À ce rythme, l'élevage de 36 milliards d'animaux sera nécessaire. Le modèle alimentaire fondé sur la viande est-il fiable et viable ? Qu'en sera-t-il des terres cultivables, des ressources en eau, des fuites polluantes de lisier, du réchauffement climatique ? La production de viande induit des problématiques insolubles et des solutions illusoires voient le jour en Occident : élevage d'insectes pour la consommation, viande artificielle créée en laboratoire. Mais on persiste car les vastes coopératives agricoles, les géants de l'alimentation animale et de la grande distribution dégagent d'importants bénéfices. On n'imagine mal les conséquences politiques et sociales d'un effondrement du lobby de la filière viande.

 

Le scientisme, le fordisme et le taylorisme nourrissent l'idéologie qui sous-tend un tel marché. Mais se propagent encore insidieusement des visions plus anciennes et aux racines profondes. L'idée répandue que notre survie, notre force et notre santé dépendraient de la consommation de viande. À cela s'ajoute la forte imprégnation des religions abrahamiques. Dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, Abraham est l’intercesseur entre Dieu et l’humanité. Le mettant à l’épreuve, Dieu lui demande de sacrifier son fils unique, Isaac. Un ange arrête son geste. Il lui est alors permis de sacrifier un agneau à la place de son fils. Ce récit fonde la tradition des repas festifs dans les trois religions, repas au cours desquels est consommée la chair d’un mouton ou d’un agneau. Une autre épreuve ponctue la Genèse. Celle que Yahvé soumet à Caïn. Caïn, l'agriculteur, se voit refuser l'offrande végétale par un Dieu qui lui préfère l'offrande animale d'Abel, le frère, pasteur éleveur nomade. Ces récits font écho au vœu divin de voir l'homme asseoir définitivement son autorité sur les animaux.             

 

 

Connaître pour choisir l'action juste

Les pratiques dénoncées à Vigan sont certainement fréquentes car les abattoirs sont des lieux pathogènes où la cruauté est légalisée tant qu'elle reste dans le cadre de la réglementation. Ce sont des prisons avec la mort pour seule horizon. Ici, la compassion ne suffit pas à atténuer l’angoisse et la détresse des animaux. Ici, le bon sens et la compréhension paraissent appartenir à un autre monde. Se rendre dans un abattoir revient à affronter la brutalité d’un tel aveuglement.

 

La connaissance nous interroge sur le pouvoir de l’homme. Elle clarifie, écarte les doutes, renforce la bienveillance et stimule la volonté de choisir l’action juste. Au cours d’années de maltraitance clôturées par un meurtre, si les animaux assassinés pouvaient nous répondre que diraient-ils des atrocités que nous leur faisons subir ? Cerise, une belle vache de la race bazadaise, sera bien l'égérie du Salon International de l'Agriculture 2016. Quoi qu'il en soit, elle n'échappera pas au sort réservé à ses semblables.

 

© Alain Grosrey, 25 février 2016

 

 



 

Sources

Abattoirs

  • Catherine Rémy, La fin des bêtes. Une ethnographie de la mise à mort des animaux, Éd. Economica, 2009.
  • Jean-Luc Daub, Ces bêtes qu’on abat. Journal d’un enquêteur dans les abattoirs français (1993-2008), L’Harmattan, 2009.
  • Noélie Vialles, Le sang et la chair. Les abattoirs des pays de l’Adour, Édition de la Maison des sciences de l’homme, 1987.
  • Georges Franju, Le sang des bêtes, 1948.

Commerce de la viande

Perspectives positives

  • Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle, Éd. La Découverte, 2011.
  • La vérité sur la viande. Manger moins de viande peut sauver la planète, Éd. Les Arènes, 2013. 

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