Article n°2
Problématique est la chasse pour le plaisir, celle qui met à mal la faune sauvage. Et même s'il existe des chasseurs aimant la nature et leurs chiens, comment peut-on apprécier le monde vivant un fusil à la main ?
« L’émotion devant la beauté : reconnaissance d'une perfection dont l'âme se souvient, même si corps frémit, tend sa main caressante. » Jean-Loup Trassard, Nous sommes le sang de cette génisse.
Le mois de novembre aura été teinté de sang. Mise à mort d’une jeunesse et d’une vitalité par des chasseurs, auto-sacrificateurs, au nom de croyances aveugles que Voltaire condamna déjà en son temps. Novembre sur le plateau Vivarais-Lignon, période de la tuaille du cochon, saison aussi de la chasse qui se prolonge jusqu’en février si la neige est absente.
Retour de promenade, ce samedi 6 décembre. Il est 16h30. Des roses éclatants auréolent les premiers contreforts des Cévennes et fusent parmi les rayons orangés du couchant. Plus haut, sur le fond bleuté, quelques nuages en volutes plongent doucement dans les violines. À la lisière d’un bois, je distingue deux chevreuils en train de se repaître du foin laissé là par l’un des derniers paysans du village. Ils ne m’ont pas entendu ni senti. Je ne suis pas dans le vent. On distingue nettement la roze sur les fesses, cette zone de poils blancs qui vient avec l’hiver. Présence à l’innocence et à la bonté de ces animaux. Enseignement sur l’absence de toute querelle en nous-mêmes. Soudain, dans le silence du soir qui tombe, claquement d’un fusil au loin. Les chevreuils relèvent la tête. Je fais un mouvement pour qu’ils fuient. Des chasseurs viennent d’abattre un sanglier.
Je contemple le paysage au moment où le rougeoiement est à son comble. Silence sur ce petit coin de monde. Méditations à l’extérieur. Méditations à l’intérieur. La beauté comme une arche de Noé quand le déluge s’abat de toutes parts. Cœur immobile du cyclone, plénitude offrant un regard lucide sur l’agitation qui nous entoure. Rendant hommage à son ami défunt Willy Heath, Proust a ces mots : « (…) Je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans l’« arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre. »
Dans le froid plus prégnant, j’imagine le chevreuil contemplant le même paysage que moi. Mais lui, traqué par l’homme, poursuivi par les cris plaintifs des chiens, souffrira atrocement quand la balle perforera sa chair, s’écroulant au sol près des bois qui l’ont vu naître. Alors, le souffle court et haletant, verra-t-il peut-être une dernière fois la rondeur du mont Gerbier de Jonc et l’immensité du ciel auquel l’arrachent les appétits des hommes.
Arrêt sur image : splendeur qui devient le théâtre de la barbarie. Comment est-ce possible ? L’esprit ne va pas chercher les causes ressassées dans les médias et dans les livres. Simplement contempler la beauté et en faire l’échelle de toute mesure. Oui, de là, comment est-ce possible ? Me reviennent en mémoire les mots de Proust pour décrire les derniers instants de Baldassare Sylvante : « Le soleil était couché, et la mer qu’on apercevait à travers les pommiers était mauve. Légers comme de claires couronnes flétries et persistants comme des regrets, de petits nuages bleus et roses flottaient à l’horizon. Une file mélancolique de peupliers plongeait dans l’ombre, la tête résignée dans un rose d’église ; les derniers rayons, sans toucher leurs troncs, teignaient leurs branches, accrochant à ces balustrades d’ombre des guirlandes de lumière. La brise mêlait les trois odeurs de la mer, des feuilles humides et du lait. Jamais la campagne de Sylvanie n’avait adouci de plus de volupté la mélancolie du soir. »
Chevreuils, je pense à vous... Les étoiles vous regardent. La nuit protectrice vous enveloppe et vous protège. Sans doute avez-vous rejoint le domaine de votre mère et trouvé refuge dans les fourrés de jeunes résineux, votre arche de Noé au milieu de la fureur du monde.
© Alain Grosrey, 28 novembre 2015
Extraits
Proust, Les plaisirs et les jours
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Joanne (mercredi, 09 décembre 2015)
Très belle conclusion...
Cela redonne de l'espoir pour un monde nouveau qui respecte l'essence de chacun.